Le sport à domicile, une pratique qui ne date pas d’hier

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Depuis les débuts de l’épidémie de Covid-19, les exhortations à se livrer quotidiennement à l’exercice physique sont pléthores. Elles proviennent des institutions publiques, mais aussi des collectivités locales. Dès le mois de mars 2020 le Ministère des Sports met à la disposition du grand public un ensemble de ressources pour « faire du sport à la maison ». En avril, il franchit un nouveau pas en lançant sa propre application : BougezChezVous.fr.

Ces incitations sont également portées par les différents acteurs du marché de la santé et de la forme. « coronavirus. Bougez chez vous malgré le confinement : la folie du sport à la maison », peut-on lire chez Ouest-France le 21 mars 2020. Les différents médias ne sont pas en reste d’ailleurs, qu’ils soient spécialisés ou non. Conseils nutritionnels et séances d’exercices physiques, schémas ou vidéos à l’appui, viennent ponctuer ou clore les articles consacrés aux conséquences du confinement.

Sur les sites Internet des médias concernés, on se fend cette fois de vidéos. Pour reprendre le cas de Ouest-France, ce sont près de 24 séances qui sont ainsi offertes au grand public dans une série intitulée « Bougez chez vous » qui court sur les mois d’avril et de mai 2020. Difficile donc voire impossible d’échapper à cette lame de fond du sport à domicile que les confinements successifs ont conforté sur sa lancée.

L’enquête INJEP parue en février 2021 montre ainsi que la pratique sportive à domicile est passée de 24 à 47 % lors du premier confinement. Partant de là, on peut s’interroger sur les caractéristiques de ce phénomène et ce qu’il révèle de notre société ? Enfin, qu’est-ce que l’histoire du corps et du sport peut nous enseigner à ce sujet ?

La sportivisation des espaces du quotidien

Premier constat, le confinement révèle tout comme il accélère un processus complexe déjà à l’œuvre : la sportivisation des espaces du quotidien. « Chez soi », « à domicile » : voilà le nouveau lieu de pratique qui s’impose. Fini le temps où le sport s’enfermait dans des gymnases, stades, salles de remise en forme. Agrès, appareils de musculations investissent largement le domicile. Sur l’année 2020, l’enseigne Go Sport a vu ainsi ses ventes d’haltères augmenter de 160 %, de tapis de sol de 112 % et de machines de fitness de 90 %.

Ce phénomène ne s’arrête pas d’ailleurs au fait de consacrer une pièce de vie, ou son jardin, à l’entraînement physique. Le sport s’immisce dans toutes les pièces, particulièrement dans le cas des appartements à la superficie restreinte. Le salon, aux dimensions souvent plus confortables, est un emplacement privilégié, mais non limitatif. Cuisine et chambres sont également colonisées. Le moindre espace peut se révéler finalement propice à un certain type d’exercices, par exemple un escalier. Il est tout aussi instructif d’observer comment le mobilier est détourné pour servir de support à l’entraînement physique. Chaises, canapé, mais aussi objets divers et variés comme les packs d’eau, se transforment en appareils de renforcement ou en agrès.

Une éducation sportive 2.0

Le coaching sportif s’inscrit dans cette évolution, qu’il se déroule en présentiel ou en distanciel. Le confinement a eu pour effet de le démocratiser. Par ailleurs, nombre de clubs sportifs ont mis en place des séances d’entraînement en visioconférence durant les confinements successifs. Des géants du numérique tels qu’Apple, avec son programme « Fitness + » ou Amazon se sont saisis du phénomène. Outre-Atlantique, l’application Peloton s’impose comme un des leaders du marché du « sport connecté ».

Entraînement, mais aussi performances se déploient à domicile. Le 18 mars 2020, Elisha Nochomovitz réalise ainsi en 6 heures et 48 minutes un marathon sur son balcon de sept mètres de long sur un de large.

Les défis sportifs et autres challenges physiques, individuels ou collectifs, accompagnent cette évolution par le truchement des téléphones mobiles qui les publicisent largement. Les clubs sportifs s’efforcent de jouer sur cette corde afin de maintenir la motivation de leurs adhérents tout en tentant d’impliquer leurs proches avec « des défis famille ».

Comme on a pu l’entrevoir, les réseaux sociaux participent pleinement de ce phénomène. Profitant de ce contexte, ils médiatisent largement les youtubeurs fitness, comme Tibo InShape avec ses 1,6 million d’abonnés, qui opèrent une véritable éducation au sport et à la santé.

Conséquence de cette mobilisation, le néophyte découvre tout un vocabulaire chargé d’anglicismes (dips, burpee, moutain climber, jumping jack…), jusque là réservé aux professionnels, mais également la physiologie de l’exercice, la biomécanique.

Il est également confronté à l’exposition massive de corps surentraînés, ce qui vient renforcer la norme de la musculature saillante pour les hommes comme pour les femmes, pour les jeunes et les moins jeunes. Phénomène à dimension internationale, les personnes âgées ont, elles aussi, leurs modèles comme Wang Deshun, mannequin au physique athlétique âgé de 80 ans, ou Jim Arrington, qualifié de « plus vieux bodybuilder du monde ».

Un révélateur de la montée de l’individu et de l’apparence

Ce tableau étant dressé, quels enseignements peut-on en tirer, à la lumière notamment de l’histoire ? Il nous semble ainsi que la Covid-19, avec ses inséparables confinements, vient si ce n’est catalyser tout au moins mettre au premier plan des tendances qui ne font que monter en puissance depuis près de deux siècles. D’une façon générale, l’affirmation du sport chez soi, pour soi, souligne la « montée de l’individu » (Gauchet, 1985). Il illustre, notamment, le processus de personnalisation qui se déploie de plus en plus rapidement.

De fait, l’individu revisite les sports pour les adapter à son espace de vie tout comme il adapte cet espace à ses envies, ses besoins. Ce faisant, il participe au renouvellement et à la diversification des pratiques physiques. Par ailleurs, le confinement met sous le feu des projecteurs l’importance grandissante accordée au corps et à l’apparence. La quête de soi et de reconnaissance, propre à la « société des individus », va de pair avec l’investissement croissant de la sphère privée, mais aussi de la sphère corporelle.

Le sport à domicile devient dès lors le prétexte à une mise en scène de soi rendue possible par une habitation interconnectée avec le monde et pensée comme telle. Une sportive médiatisée qui publicise l’espace intime, illustrant la tendance croissante à l’extimité, entendu comme le désir qui « nous incite à montrer certains aspects de notre soi intime pour les faire valider par les autres, afin qu’ils prennent une valeur plus grande à nos propres yeux ».

Un précédent : « la gymnastique de chambre »

Pourtant, l’idée de pratiquer le sport à domicile ne date pas de 2020. Elle prend sa source au XIXe siècle, alors que sports et gymnastiques se diffusent massivement et que se dessinent les premières politiques de santé publique organisée par l’État. L’argument sanitaire, déjà motivé par les épidémies, ouvre en effet les foyers aux nouvelles pratiques d’hygiène. Se déploie alors une littérature spécialisée destinée à faire pénétrer l’exercice physique dans tous les foyers. À cette occasion, on plaide en faveur d’une « gymnastique de chambre ».

En France, un de tous premiers ouvrages sur le sujet paraît en 1856 sous la plume du Dr. Schreber. Au tournant du XIXe siècle, se distinguent sur ce créneau les médecins culturistes et sportifs. Mais, face aux ravages de la tuberculose et aux conséquences sanitaires de la guerre de 1914, la grande presse s’empare également du sujet. L’entre-deux-guerres voit les conseils pour organiser une pratique physique et sportive à domicile se démultiplier. L’heure est cependant au retour à la nature.

Si la pratique en « chambre » n’est pas délaissée, loin de là, le jardin privatif devient le lieu privilégié d’entraînement sportif.

revue L’éducation physique, n°1 janvier 1927, p. 40. Archives personnelles.

En 1931, le Dr Gaston Durville détaille la façon d’aménager dans son jardin un « stade chez soi » de 4m2.

La radio n’est pas en reste, diffusant journellement des cours de culture physique. Plus proche de nous, grâce à une émission de télévision comme Gym Tonic, en septembre 1982, l’aérobic investit les salons chaque dimanche matin.

Le sport à domicile n’est donc pas le fruit impromptu d’une rencontre entre les confinements liés à la Covid-19 et les réseaux sociaux. Son enracinement progressif dans le quotidien des Français est étroitement lié à l’essor de la culture de masse : presse, radio, télévision, ordinateur, téléphone s’en font au fil du temps les catalyseurs.

Si diverses motivations président à l’essor du sport à domicile, l’argument sanitaire est une permanence, porté par les pandémies, comme jadis la tuberculose ou la grippe espagnole, et aujourd’hui la Covid-19. Renforcer ses immunités par l’exercice physique et sportif est déjà une préoccupation centrale entre les deux guerres. Mais on ne saurait également minimiser le rôle identitaire prêté à cette pratique physique at home, et ce dès le XIXe siècle. Le foyer devient un lieu de développement de soi et de réalisation. De plus, avec ses interconnexions, il fonctionne de plus en plus comme un espace total, protecteur et ouvert à la fois. On peut d’ailleurs y voir une des raisons de l’exode urbain qui se dessine actuellement : celle de pouvoir bénéficier d’un espace approprié, en termes notamment de surface, à de tels enjeux.

Sylvain Villaret, Maître de conférence en histoire du sport et de l’éducation physique, Le Mans Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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